Naissance du rap
Contexte économique et social
Pour véritablement comprendre dans quel contexte le rap est né, et plus largement, la culture hip-hop est née, il est nécessaire de connaître, dans ses grandes lignes, la situation économique et sociale précaire des classes afro-américaines et latino-américaines de la ville de New York à la fin des années 60.
Alors qu’après la Seconde Guerre Mondiale, des quartiers tels que Harlem, Brooklyn ou encore le Bronx représentent l’espoir pour les familles afro-américaines, portoricaines, irlandaises, italiennes et juives. Dans les années 60, les emplois industriels quittent les quartiers pour se concentrer dans les banlieues nord. La moitié des blancs quitte le South Bronx pour les banlieues plus et la valeur de l’immobilier s’effondre
Les spéculateurs immobiliers préfèrent raser leurs vieux immeubles plutôt que de les restaurer. Le fossé se creuse entre la majorité blanche américaine qui profite du rêve américain et les minorités, en particulier noires et hispaniques, dont les conditions de vie se dégradent.
Dans les années 60, au fur et à mesure que des afro-américains, des afro-caribéens et des latinos s’installaient dans des secteurs autrefois peuplés d’irlandais, de juifs et d’italiens, des gangs de jeunes blancs s’attaquaient à eux. Cela suscita en réaction la formation de gangs noirs et latinos, défensifs au départ, qui allaient devenir des gangs comme les autres.
D’autre part, les mouvements identitaires se forment et sont réprimés :
- Démantèlement systématique par le FBI des organisations d’autodétermination tels que les Black Panthers (afro-américain) ou les Young Lords (chicano).
- Disparition des leaders, assassinat de Malcolm X en février 1965 et de Martin Luther King en avril 1968.
Malgré l’émergence progressive d’une classe moyenne noire, l’essentiel de la communauté noire vit dans des ghettos aux cœurs des grandes villes, le plus souvent dans des « projects » (HLM à l’américaine). A New York, le Bronx Est devient alors l’angle mort de la ville. La paupérisation du Bronx entraîne l’essor de l’économie parallèle. Celle de la drogue, l’héroïne en particulier à partir de 1968.
Les communautés des grandes villes, en particulier New York, se replient sur elles-mêmes dans des ghettos où les gangs prennent une importance sociale de plus en plus marquée. Dans les quartiers d’Harlem, de Brooklyn et du Bronx, c’est l’effervescence, face à l’inefficacité, voire même des constantes brutalités des forces de l’ordre, les émeutes sont fréquentes et la violence est omniprésente. L’insécurité, la délinquance et la drogue font alors partie du quotidien.
Dès 1970, chaque pâté de maison de chaque ghetto possède son propre gang qui le protège des dealers et des autres gangs. Les ambulances et même la police n’osent quasiment plus s’aventurer dans ces banlieues où règne l’anarchie et où seules ces bandes ultra violentes font la loi.
Pendant quelques années, ce sont ces gangs qui ont structuré le chaos de ces ghettos. Pourtant, cette structuration montrait ses limites et de véritables traités de paix signés entre gangs, notamment à l’initiative des Ghetto Brothers en 1971, devaient progressivement changer le climat sans faire disparaître la violence. C’est parmi les jeunes de ces gangs que l’on va trouver certains des fondateurs du hip-hop et du rap, à l’image d’Afrika Bambaataa.
Durant l’été 1975, le Sud du Bronx est en flammes. Par une torride journée de juin, quarante foyers sont allumés en trois heures. Les autorités new-yorkaises reconnaissent qu’elles ne peuvent pas combattre tous les incendies, encore moins enquêter sur leur origine. En réalité, ce sont les propriétaires des taudis ont payé des jeunes voyous pour mettre le feu aux bâtiments dévalués, afin de chasser les locataires pauvres et de toucher les millions de dollars des assurances. Dans ces espaces négligés par l’État, le rêve libéral n’a plus droit de cité.
Cette situation économique et sociale désastreuse des États-Unis, de la fin des années 70, ne s’arrange pas avec l’arrivée de l’administration Reagan en 1981. Cette administration s’attaque à « l’État providence », elle supprime les aides en faveur des pauvres, permet aux organismes de logement de devenir des foyers de corruption, élimine des pans entiers des programmes gouvernementaux.
Les rappers contre-attaquent en envoyant des signaux comme « The Message » de Grandmaster Flash en 1982 où Melle Mel clame : « Ne me pousse pas à bout, je suis au bord du précipice. J’essaie de ne pas perdre la tête. C’est comme une jungle parfois, et je me demande comment je fais pour ne pas plonger ». Auparavant, d’autres rappers ont déjà évoqué les inégalités dont sont victimes les ghettos des « inner cities ». Citons par exemple Brother D. en 1980 avec son titre « How we Gonna Make the Black Nation Rise ? » dénonçant notamment le racisme et la persistance du Ku Klux Klan. L’inégalité est également le thème de titres comme « Bad Times (I can’t Stand it) » de Captain Rapp, ou « Street Justice » de The Rake ou encore « Hard Times » et « The Breaks » de Kurtis Blow.
Mais le succès de « The Message » fait entrer le rap dans l’ère de la revendication sociale. L’univers décrit dans ce titre ressemble beaucoup à un enfer où règne la drogue, la prostitution, la misère, l’ennui rythmé par la télévision, la violence et l’injustice.
Le rap et la culture hip-hop naissent donc de cet environnement défavorisé et des tensions sociales, raciales et politiques de l’époque. Les revendications civiques des Noirs américains passent du terrain politique au terrain culturel, les rappeurs prêtent leur voix pour incarner le mécontentement, la frustration, parfois aussi la joie sauvage et sans honte de cette génération.
Le peu de moyens à mettre en œuvre, l’utilisation de la rue comme scène ou lieu d’exposition, la spontanéité de l’improvisation contribuent à l’élaboration et à la propagation d’un mouvement culturel qui va dominer la fin du XXe siècle.
Contexte politique
Black Power
Le « Black Power » est un mouvement politique de la fin des années 60 qui, aux États-Unis, a correspondu à une forte prise de conscience des Noirs. Le Black Power a représenté à la fois l’aboutissement d’une croisade de dix ans en faveur des droits civiques (représenté par Martin Luther King) et une réaction contre le racisme qui sévissait encore, malgré les efforts déployés par les activistes noirs dès le début de la décennie.
Ce mouvement trouve ses origines vers 1965, dans une organisation étudiante non violente, le SNCC (Student Nonviolent Coordinating Committee) dont les adhérents, déçus par la résistance que les Blancs du sud continuent à opposer à la reconnaissance des droits civiques des Noirs, deviennent progressivement convaincus que tout progrès futur doit nécessairement passer par un pouvoir politique noir indépendant.
L’expression de « Black Power » commence véritablement à être utilisée à partir du mois de juin 1966, lors d’une marche de protestation menée dans le Mississippi par James Meredith, le premier étudiant noir inscrit à l’université de l’État. Au cours de cette marche, James Meredith est blessée par un tireur isolé et doit être hospitalisé.
Les leaders de plusieurs organisations militant pour les droits civiques, dont Martin Luther King et Stokely Carmichael, reprennent la marche. Tout au long du chemin, Stokely Carmichael et d’autres activistes du SNCC exhortent les marcheurs au cri de « What do you want? » accompagné de la réponse « Black Power! ».
De 1966 à 1969, le SNCC et le CORE (Congress of Racial Equality), organisation new-yorkaise de lutte pour les droits civiques, sont dominés par le
Black Power. Mais les déclarations à l’emporte-pièce, telle la fameuse phrase de Rap Brown « la violence fait partie de l’Amérique, tout comme l’apple pie », sont condamnées par bon nombre de Blancs et par certains Noirs, comme incitation à la division raciale et à la violence.
Malcom X
Au début des années 60, Malcolm X, chef de file des Black Muslims, défend l’idée que les Noirs doivent pour faire reconnaître leur dignité propre, accéder à une autonomie (généralement interprétée comme une indépendance économique et politique) et se libérer de la tutelle des Blancs. Il soutient jusqu’au droit de répondre par la violence aux agressions violentes dont la communauté noire fait l’objet.
La publication, en 1965, de son autobiographie (The Autobiography of Malcolm X), contribue à appuyer la notion du droit des Noirs à l’autodétermination et exerce une profonde influence sur les leaders émergents du mouvement Black Power.
Droit et reconnaissance d’une identité noire
D’autres intellectuels du Black Power mettent l’accent sur l’héritage culturel, notamment sur les racines africaines de l’identité noire. Cette conception encourage l’étude et la célébration du passé historique et culturel des Noirs. À la fin des années 60, les étudiants des collèges noirs exigent des programmes d’étude spécifiques qui leur permettent d’explorer les caractères distinctifs de leur histoire et de leur culture.
Sous l’impulsion du critique culturel Harold Cruse et du poète Amiri Baraka, certains intellectuels noirs plaident en faveur d’une mise en perspective de la littérature, de l’art et de l’histoire, selon un « nationalisme culturel » qui traduirait les valeurs propres et le mode de vie particulier à la communauté noire. Ce nationalisme culturel trouve une expression dans le port de larges vêtements africains, les dashikis, aux
couleurs chatoyantes, et le retour à un type de coiffure naturelle, le style « afro ».
Lutte internationale contre le racisme
D’autres tenants du Black Power appellent à une lutte politique révolutionnaire contre le racisme et l’impérialisme aux États-Unis et dans d’autres parties du monde. Cette interprétation encourage l’émergence d’un mouvement unitaire des « non-Blancs », réunissant notamment les communautés hispaniques et asiatiques, contre ceux qu’ils considèrent comme leurs oppresseurs.
(Rassemblement Black Power)
Des nationalistes révolutionnaires tels que Stokely Carmichael, connu plus tard sous le nom de Kwame Toure, se font dans un premier temps les avocats d’une révolution marxiste à l’échelle mondiale, avant de privilégier l’idée d’un panafricanisme, unité politique et culturelle de tous les peuples d’origine africaine.
Martin Luther King
Martin Luther King est une figure emblématique pour les fondateurs de la culture hip-hop. À la tête de la SCLC (Southern Christian Leadership Conference), Martin Luther King, clame sa désapprobation devant le message provocateur « anti-Blanc » associé au Black Power. Tout en encourageant les Noirs à être fiers de leur identité et à prendre conscience de leur héritage, il recommande « d’éviter l’erreur qui consisterait à développer une méfiance à l’égard de tous les Blancs ».
Extrait traduit de « I have a dream » de Martin Luther King
Je rêve qu’un jour, sur les collines rousses de la Géorgie, les fils d’anciens esclaves et les fils d’anciens propriétaires d’esclaves pourront s’asseoir ensemble à la table de la fraternité.
Je rêve qu’un jour, même l’État du Mississippi, un État où l’injustice et l’oppression créent une chaleur étouffante, sera transformé en une oasis de liberté et de justice.
Je rêve que mes quatre jeunes enfants vivront un jour dans une nation où ils ne seront pas jugés sur la couleur de leur peau, mais sur la valeur de leur caractère. Je rêve aujourd’hui !
Je rêve qu’un jour, dans l’Alabama… les petits garçons noirs et les petites filles noires avec les petits garçons blancs et les petites filles blanches pourront se donner la main, comme sœurs et frères.
Militant non violent pour les droits civiques des Noirs aux États-Unis, pour la paix et contre la pauvreté, il organise et dirige des actions tel le Boycott des bus de Montgomery pour défendre le droit de vote, la déségrégation et l’emploi des minorités. Il prononce un discours célèbre, « I have a dream », le 28 août 1963 devant le Lincoln Memorial à Washington durant la marche pour l’emploi et la liberté.
Lutte pour les droits civiques
L’hostilité envers le Black Power se renforce en 1968 avec l’apparition du mouvement des Black Panthers qui devient la plus importante organisation militant pour le pouvoir noir. Fondée en 1966, cette organisation paramilitaire est créé en par Bobby Seale et Huey Newton. Le mouvement a dix revendications et réclame « le droit à l’auto-défense » soulignant que les armes ne sont pas pour tuer, mais pour se défendre.
Entre 1968 et 1970, des affrontements ont lieu entre Black Panthers et forces de l’ordre, dans plusieurs grandes villes américaines, plusieurs responsables du groupe sont tués, d’autres emprisonnés ou recherchés par la police.
Parallèlement à sa mission révolutionnaire, le parti initie des programmes communautaires (cliniques gratuites, distribution de vêtements et de nourriture). Ils luttent contre les trafiquants de drogue. Le parti désapprouve certaines organisations racistes dans la communauté noire.
Le parti des Black Panthers éclate en 1972, certains individus préférant privilégier les moyens pacifiques, notamment le vote, pour atteindre leur but, tandis que d’autres prônent toujours la révolution. Bien que le Black Power ait pratiquement disparu en tant que mouvement après 1970, ses idées ont laissé une empreinte profonde dans la conscience des Noirs américains.
La Zulu Nation
La Zulu Nation fut créé en 1975 à New York dans le Bronx, par le DJ Afrika Bambaataa. En réalité, c’est la Bronx River Organization, première organisation qu’il avait créée en au début des années 70, qui est renommée.
Cette organisation structurée est basée sur le leitmotiv suivant : « Transformer l’énergie négative en une énergie positive créative à travers divers modes d’expression artistiques tels la musique, la danse et la peinture ».
Ainsi les quatre expressions artistiques du mouvement hip-hop (Djing, rap, danse, graffiti) regroupées au sein de la Zulu Nation sont pour Bambaataa autant de moyens de divulguer un message universel dans la tradition de The 5 percents Nation ou des Black Panthers : « Connaissance, sagesse, compréhension, liberté, justice, et égalité face à la violence et l’oppression ».
Parmi les membres de la Zulu nation on peut citer :
Jazzy 5, Cosmic Force, Soul Sonic Force, Cold Crush Brothers, Rock Steady Crew, Shango, Grand Mixer DST, Fab 5 Freddy, Phase 2, Futura 2000, Dondi, A Tribe Called Quest, Queen Latifah, Ice-T et LL Cool J.