E-40 : le parrain de Vallejo embrase le Hyphy
Dans les rues vallonnées de Vallejo, à une heure de route de San Francisco, le nom d’E-40 résonne comme celui d’un parrain. Earl Stevens, gamin timide devenu businessman redoutable, n’a jamais attendu que l’industrie du rap lui tende la main. Au contraire, il l’a forcée à le regarder. Avec un coffre de voiture transformé en distributeur ambulant, il écoulait ses cassettes dans les parkings et les magasins de quartier. À l’époque, personne ne pariait sur cette voix nasillarde, ces ruptures de flow improbables, ni sur ce jargon inventé qui semblait venir d’une autre planète. Et pourtant, c’est précisément ce style atypique qui allait changer le destin de Vallejo.
Tout commence en famille. Avec son frère D-Shot, sa sœur Suga-T et leur cousin B-Legit, il fonde The Click. À l’origine, ils se nommaient Most Valuable Players (MVP). Quatre tempéraments, quatre façons de rapper, mais une seule mission : imposer le son de la Baie de San Francisco. Leur premier EP « Let’s Side » (1990), puis l’album « Down and Dirty » (1992), posent les bases. Mais c’est avec « Game Related » (1995), sorti sous le label Sick Wid It/Jive, que The Click obtient un écho national. À travers ces disques, la famille Stevens raconte Vallejo, ses codes, ses luttes, et offre au rap West Coast une voix différente de Los Angeles.
Pour cimenter cette aventure, E-40 crée son propre label, Sick Wid It Records. Plus qu’un label, c’est un refuge, une maison pour ceux que les majors snobent. Autour de lui gravitent bientôt toute une constellation de rappeurs : Celly Cel, qui marque les esprits avec « Killa Kali » (1995) et son storytelling cru; Mac Shawn, cousin du clan Stevens, qui sort « Music fo’ the Mobb » (1995); ou encore Little Bruce, autre enfant de Vallejo, qui signe « XXXtra Mannish » (1994). Dans les studios bricolés comme dans les clubs enfumés, Sick Wid It devient le laboratoire de la culture locale. C’est une ruche où chacun apporte son miel : des beats gorgés de basses, des histoires de trottoir, une fierté farouche de représenter une scène encore marginale.
E-40, lui, trace sa route en solo et frappe fort avec « Federal » (1993), « In a Major Way « (1995) qui contient des classiques comme “Sprinkle Me” avec Suga-T, “1-Luv” avec Leviti et « Dusted ‘N’ Disgusted » avec 2Pac Mac Mall et Spice 1 , puis « Tha Hall of Game » (1996) et « The Element of Surprise » (1998). Ces albums confirment son statut de pionnier West Coast, mais aussi son originalité : un flow haché, des punchlines inventives, et un sens du slang qui transforme son vocabulaire en phénomène culturel.
Puis arrive le mouvement Hyphy. Au tournant des années 2000, la Baie explose. Le Hyphy n’est pas qu’un style musical : c’est un état d’esprit. On « ghost ride the whip », on fait tourner les voitures en rond dans les parkings lors de « sideshows », on danse comme si on devenait fou « going dumb » et surtout, on célèbre une forme de liberté totale. Musicalement, tout s’accélère. L’album « My Ghetto Report Card » (2006) devient l’acte fondateur de ce moment. Porté par des hymnes comme « Tell Me When to Go » (avec Keak da Sneak) ou « U and Dat » (avec T-Pain et Kandi Girl), le disque propulse E-40 et le Hyphy sur la scène nationale, avec l’aide de Lil Jon, venu d’Atlanta pour donner un coup de projecteur.
À ce moment-là, la Baie vit une renaissance culturelle. Des artistes comme Mistah F.A.B. ou The Federation rejoignent le cortège, et les rues s’enflamment. Le Hyphy est bruyant, chaotique, parfois critiqué pour ses excès, mais il est authentique. Pour Vallejo et Oakland, il symbolise une revanche sur des décennies de marginalisation. Sous l’impulsion d’E-40 et de son fils Droop-E, le label soutient des figures comme Keak da Sneak, Mistah F.A.B., Turf Talk ou Nef the Pharaoh.
E-40, lui, reste l’architecte de tout ce bouillonnement. On le surnomme l’« Uncle Earl » de la Baie. Il invente sans cesse de nouveaux mots, alimente le slang qui finira par envahir le rap américain de “scrilla” à “fa’shizzle”, et s’impose comme un survivant dans une industrie où beaucoup se brûlent les ailes. Alors que nombre de ses contemporains disparaissent du radar, lui enchaîne les projets : la série « Revenue Retrievin’ » (2010), « The Block Brochure » (2012-2013), ou encore « Practice Makes Paper » (2019), prouvant que son inspiration reste intacte.
Aujourd’hui encore, E-40 ne se contente pas d’un statut de vétéran respecté. Il reste un entrepreneur actif, multipliant les collaborations, lançant ses propres marques, tout en continuant à rapper avec la même énergie qu’au premier jour. Ses albums sortent à un rythme effréné, comme pour rappeler que la Baie n’est jamais silencieuse.
Si E-40 reste une figure centrale du rap de la Bay Area, il a aussi préparé la relève au sein de sa propre famille. Son fils Droop-E, producteur et rappeur, s’impose depuis le début des années 2000 comme l’un des visages de la nouvelle génération. Collaborateur régulier de son père, il a signé des productions pour des pointures comme Snoop Dogg, Too $hort ou même 50 Cent, tout en construisant une esthétique à la fois fidèle au son Sick Wid It et ouverte aux expérimentations modernes.
Avec Droop-E, l’histoire familiale se prolonge : après The Click dans les années 90 et l’embrasement Hyphy dans les années 2000, c’est désormais une troisième phase qui s’ouvre, celle d’un passage de témoin assumé. Plus qu’un héritier, Droop-E incarne le lien entre le patrimoine Vallejo et une scène californienne en mutation constante.
E-40 n’a donc pas seulement fait carrière, il a construit un écosystème. De « Down and Dirty » à « My Ghetto Report Card », de « Sprinkle Me » à « Tell Me When to Go », il a jalonné l’histoire du rap américain de morceaux qui incarnent autant son originalité que la culture de Vallejo. De The Click à Sick Wid It, de Celly Cel à Mac Shawn, de la rue au mouvement Hyphy, il a prouvé qu’une petite ville pouvait façonner une légende mondiale. En regardant son parcours, on comprend que son plus grand exploit n’est pas seulement d’avoir survécu aux modes, mais d’avoir donné à sa communauté une voix et une identité qui résonnent encore aujourd’hui.
Repères discographiques : E-40 et la galaxie Sick Wid It
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1990 : The Click – Let’s Side
Premier EP de la famille Stevens. Un tir groupé de Vallejo qui pose les bases : indépendance et esprit de clan.
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1992 : The Click – Down and Dirty
Premier album officiel du groupe. Le son de la Baie prend forme, avec des histoires brutes et un rap familial.
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1993 : E-40 – Federal
Premier album solo d’E-40, financé et distribué localement. Déjà, son flow singulier et son langage inventif captivent la scène underground.
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1994 : Little Bruce – XXXtra Mannish
Sorti sur Sick Wid It, ce disque contribue à faire rayonner Vallejo.
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1995 : E-40 – In a Major Way
Album culte qui propulse E-40 au niveau national. On y trouve le classique « Sprinkle Me » (feat. Suga-T) et « 1-Luv » avec Leviti.
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1995 : Celly Cel – Killa Kali
Un classique West Coast signé Sick Wid It, porté par des singles comme « It’s Goin’ Down ».
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1995 : The Click – Game Related
Distribution Jive Records. L’album conforte la notoriété du groupe, avec « Hurricane » ou « Scandalous ».
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1995 : Mac Shawn – Music fo’ the Mobb
Autre cousin du clan Stevens, Mac Shawn impose sa voix dans la galaxie Sick Wid It.
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1996 : E-40 – Tha Hall of Game
Un album dense, avec des collaborations prestigieuses (2Pac, Spice 1, Too $hort ou encore Ice Cube).
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1998 : E-40 – The Element of Surprise
Double album ambitieux qui confirme son statut de patron indépendant.
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2002 : E-40 – Grit & Grind
Un retour plus sombre, qui reflète le tournant des années 2000.
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2006 : E-40 – My Ghetto Report Card
Album emblématique du mouvement Hyphy. Avec « Tell Me When to Go » (feat. Keak da Sneak) et « U and Dat » (feat. T-Pain & Kandi Girl), E-40 devient le visage national du Hyphy.
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2010 : E-40 – Revenue Retrievin’ (Day Shift & Night Shift)
Début d’une série prolifique d’albums doubles, montrant son énergie intacte malgré deux décennies de carrière.
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2012-2013 : E-40 – The Block Brochure (Parts 1-6)
Série fleuve qui illustre son hyperactivité et sa capacité à rester dans le coup, en collaborant avec les nouvelles générations.
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2019 : E-40 – Practice Makes Paper
Encore un projet solide, avec des invités de poids (Method Man, Scarface, Quavo, etc.), preuve qu’E-40 reste une référence intergénérationnelle.